SOULEYMANE BACHIR DIAGNE RÉPOND À SARKOZY:«Parler de l’esclavage, ce n’est pas faire de l’entêtement rétrospectif »
Souleymane Bachir Diagne, professeur de philosophie à Nortwest
University aux Etats – Unis lance un avertissement : « il y a une forme
de tendance qui consiste à écarter d’un revers de main la mémoire de
l’esclavage historique, à dire on n’a pas besoin de toujours faire
référence à cette mémoire, c’est une chose du passé, regardons vers le
futur ».
Dans un entretien qu’il nous
accordé, il a répondu à Nicolas Sarkozy et à tous ceux qui veulent
minimiser les héritages du passé ou revisiter cette mémoire en essayant
de lui donner une signification en fonction des préoccupations
présentes. L’intellectuel sénégalais assène : « Parler de l’esclavage,
ce n’est pas faire de l’entêtement rétrospectif ». Il s’explique « D’abord, cette mémoire est vive et
c’est une mémoire qui agit encore dans le présent car nous vivons en
présence du passé ». Le philosophe soutient l’initiative de Mme Adam Ba
Konaré qui lance à la suite du discours de Nicolas Sarkozy à Dakar un
appel pour la sauvegarde de la mémoire, parce qu’encore, dit il, « la
mémoire est très importante, non pas pour des raisons rétrospectives
car il ne s’agit pas de regarder dans le rétroviseur mais c’est
véritablement pour l’avenir. » Et au nom de cet avenir, le Pr Bachir
Diagne déclare : « Il est très important que les Africains soient les
gardiens de leur propre mémoire. Pour l’avenir de ce continent, il est important que
nous sachions gérer la mémoire, il y va de qui nous sommes, de ce que
nous voulons être dans le futur ». C’est ce qui permet de mieux
comprendre son propos sur « les formes d’esclavage dans le monde
d’aujourd’hui » jeudi dernier au théâtre Claude Lévi-Strauss du Musée
du Quai Branly. En effet, le Pr Diagne qui inaugurait un cycle de
conférences consacré à l’universalité des droits de l’homme en se
consacrant plus particulièrement à l’article 4 de la Déclaration
Universelle des droits de l’Homme qui est un article interdisant
l’esclavage sous toutes ses formes, plus particulièrement des formes
contemporaines de l’esclavage a tenu un propos double. D’une part, en
s’appuyant sur une réflexion, une analyse de l’article 4, il a parlé
des formes contemporaines d’esclavage qui ne sont pas de même nature
que l’esclavage historique et deuxièmement, il a montré que le souci
d’actualité, le souci légitime de combattre les formes contemporaines,
modernes d’esclavage ne doit pas faire oublier que la mémoire des
esclavages passés est aussi très actuelle et qu’elle blesse et provoque
encore certaines déchirures. Le philosophe sénégalais a tenu les deux bouts de la
chaîne, à dire d’un côté qu’il est important d’avoir un instrument
comme cette Déclaration universelle des droits de l’homme, l’article 4
en particulier pour rappeler qu’il faut être vigilant et que des formes
renouvelées ou différentes d’esclavage existent encore malheureusement,
et d’autre part parler de la présence des mémoires de l’esclavage
aujourd’hui. Pour faire en sorte que la gestion mémorielle ne puisse
pas déboucher sur une guerre des mémoires et le choc déclaré des
civilisations et pour favoriser l’érection d’une chaîne fraternelle et
d’entente entre les peuples, la reconnaissance de toutes les mémoires
est importante. « La blessure la plus importante de la mémoire, dit il,
est d’avoir l’impression de ne pas être reconnue, qu’elle n’est pas
inscrite dans l’espace de nos lieux de mémoire. Autrement dit, ce que
demande les populations d’ascendance africaine c’est de faire en sorte
que cette mémoire soit inscrite dans l’espace de la République, c’est
le résultat auquel a abouti la loi Taubira en France ». Au fond, c’est ce qui est le plus important. « La
reconnaissance apaise, elle est une voie vers la pacification des
mémoires parce que tout le monde voit sa propre mémoire inscrite dans
l’espace universel de la République et à ce titre-là l’inscription des
mémoires dans l’espace de la République crée cette convergence et
constitue un tissu qui fabrique une socialité et une citoyenneté
nouvelle au sein de la République, et c’est en cela que la mémoire a
une fonction d’unification et non pas une fonction de division. Encore
une fois, des mémoires reconnues au sens fort du terme, cela est une
condition pour cette harmonie et cette visée de l’Universel qui réunit
une Humanité réconciliée avec elle-même » éclaire Souleymane Bachir
Diagne. D’ailleurs les nouvelles formes d’esclavage dans le
monde actuel sont aussi une conséquence de l’oubli des esclavages
historiques, qu’ils soient le fait d’Européens ou d’Arabes. La
reconnaissance suppose que toutes les mémoires des esclavages au
pluriel soient connues et reconnues. L’esclavage arabe par exemple est
très peu documenté. « Il y a deux raisons à cela, argumente Bachir
Diagne : d’abord une raison psychologique et deuxièmement, on n’a pas
suffisamment de connaissances historiques sur ce terrain. C’est un
terrain qui est peut-être plus difficile à explorer que l’esclavage
trans-atlantique parce que le terrain de l’esclavage trans-atlantique a
toujours été relativement balisé par les registres de commerce qui
étaient tenus. Il y a des traces écrites, de la documentation. On
pouvait savoir que tel bateau avait tel chargement, a livré son
chargement à tel port, etc. Tandis que la traite trans-saharienne ou la traite de
l’océan indien était plus artisanale mais elle a duré beaucoup plus
longtemps et ensuite les populations ont fondu pour ainsi dire à
l’intérieur du monde arabe. Donc, il est important de soulever cette
question et faire en sorte que cette histoire soit connue ». Les
blessures sont toujours actuelles et dans beaucoup de cas, elles se
prolongent sous une forme de racisme. Souvent on assimile des
populations d’origine africaine à des esclaves ; malheureusement, cela
peut être le cas au niveau de certaines couches les moins éduquées et
les moins instruites de certaines sociétés. Ce sont là des conséquences
qui indiquent la nécessité de connaître et de reconnaître ces histoires
et les mémoires qui en découlent. Cette reconnaissance est une condition nécessaire pour
une humanité réconciliée avec elle-même. « La finalité n’est pas de
gratter les blessures ou de se complaire dans un rôle de victimes mais
c’est simplement au contraire une condition pour aller vers une
humanité qui fait vivre en présence de son propre passé, un passé de
douleurs quand il s’agit de l’esclavage ou d’autres systèmes de
domination abominables mais cela est une condition également pour que
cette humanité regarde l’avenir avec confiance et se regarde elle-même
dans un esprit de réconciliation et de paix. »
En définitive, nous pensons que réclamer la
reconnaissance de notre histoire, n’est pas une quête de posture de
victime éternelle ni une déclaration de faillite par rapport à nos
obligations actuelles. Car l’Afrique s’est élancée depuis longtemps
dans le futur. « Le sens, la signification n’est pas quelque chose qui
viendrait de notre passé pour se projeter sur notre présent », souligne
Bachir Diagne. C’est au contraire en vertu de ce que nous voulons être
dans le futur. Le sens de nous-mêmes, la signification que nous nous
donnons dans le futur, la manière dont nous nous projetons dans
l’avenir qui doit donner sens et à nos actions présentes et également à
la signification que nous donnons à notre passé. Et la mémoire a cette
fonction-là, cette fonction centrale qui consiste à nous faire passer
dans l’avenir. Très bergsonien en philosophie, Souleymane Bachir Diagne
conclut : « Ce rôle de passage qui est dévolu à la mémoire fait que la
conservation de cette mémoire n’est pas simplement affaire de musée,
c’est véritablement affaire de prospective, de projection de soi dans
l’avenir. »
Par El Hadji Gorgui Wade NDOYE ( ContinentPremier.Com – ONU – Genève)